ITINERAIRE D’UNE PASSION
Lorsqu'on aborde pour la première fois l'univers de Carole Caterina Mufraggi, avant toute émotion esthétique, on se surprend à être occupé pars des pensées d'ordre matériel : combien de temps a-t-il fallu à la plasticienne pour faire aboutir tel ou tel de ses projets, tant le souci minutieux du détail y est omniprésent ? Elle l'avoue, c'est par centaines que se comptent les heures sur l'ouvrage, qui au final donne une impression de nouveauté par le détournement des codes anciens – et la durée de réalisation fait partie de ses codes.
Il n'y a pas là de copie (même si l'artiste, pour se délasser, excelle à reproduire les maîtres des écoles flamande et hollandaise), ni de démarquage qui jouerait de l'écart conceptuel. On parlerait plutôt de balises qui indiquent la voie, de références qui permettent de progresser.
Carole Caterina Mufraggi saisit et maîtrise la part d'intemporel qui affleure dans l'inspiration des époques qui la fascinent. Entre l'esthétique de l'équilibre des Renaissants et la quête de symétrie des Précolombiens, elle instaure l'ordre harmonieux d'un monde qui n'appartient qu'à elle, où les enjeux de l'art total ne font pas négliger une certaine dimension décorative.
Mais, au-delà de cette impulsion, Carole Caterina Mufraggi se construit elle-même ses perspectives combattant le doute créateur qui pourrait naître de l’ampleur de l'entreprise par une armature rigoureuse. La promenade culturelle devient aventure, la fascination se transforme en émulation productive. L'inversion des perspective fait partie de cette liberté où la partie devient le tout et le tout la partie : par exemple un détail de tapisserie, d'ornement de selle, peut constituer la thématique générale d'une œuvre et, à l'inverse, il arrive à un tableau entier de se trouver reproduit à une échelle minuscule .
Ainsi, Carole Caterina Mufraggi assume le nomadisme de ses critères inspirants, de ses modèles dont elle se détache insensiblement, non par lassitude ou par excès de familiarité, mais en toute connaissance de cause, après en avoir distillé la quintessence dans une concentration toute personnelle, qui se joue des écarts entre les époques et les civilisations, et surtout après avoir créé le lien entre ces sources, comme un parcours de ruisseaux joue avec la pente vers l'unité du torrent.
On le comprend, rien de disparate dans tout cela, mais la même exigence qui réduit les écarts lorsqu'elle ne marie pas les contraires. L'image constitue une mise en scène, comme dans les fresques, les tapisseries ou les enluminures issues de la Légende dorée. D’où ses « tableaux » s'ouvrant comme des portes, où le tissu parfois précieux est inséré dans un matériau tendre donnant le relief, et où bijoux, éléments de vitraux, sculptures, peintures à l'huile, à l'acrylique, plumasserie , broderies et dessins multiplient les pistes offertes aux regards. Tous ces éléments s'associent sans surcharge pour donner à « l’Oeuvre-Ouvrage » le même élan, ce que les théoriciens de l'art nomment une « manière » - de peindre, de composer, de s'exprimer.
Car aujourd'hui plus que jamais, qui dit technique dit assimilation et transformation – dans un champ où des histoires, que rien ne relient en apparence sinon le parcours didactique qui les consacrent, créent la proximité.
Carole Caterina Mufraggi a lu, regardé, voyagé, appris. Elle a obtenu naguère le premier prix de peinture Corse classique , mais est aussi titulaire d'un Master en mosaïque obtenu à Venise, qu’elle approfondira à Ravenne ( Centre International de la Mosaïque). Sa singularité lui a permis d’être sélectionnée pour le Carrousel du Louvre. Elle se souvient qu'elle a travaillé avec passion, à Chartres (Centre International du Vitrail), le vitrail ancien et son pouvoir sur la lumière, (d'ailleurs , certains de ces vitraux illuminent l'église de Guagno en Corse) et sa création, par l'abnégation avec laquelle elle a assimilé ces expériences échappe à l'approche théorique tant elle affronte simultanément plusieurs contraintes productives. La plasticienne pourrait se permettre de paraphraser Marguerite Yourcenar : chacune de ses œuvres est l'étrange concrétisation d'une volonté , d'une mémoire, parfois d'un défi ; chaque édifice est le plan d'un songe.
Et ce n'est pas par hasard que le mot édifice est repris ici : Carole Caterina Mufraggi sait quelle est sa dette envers l'architecture italienne, qui lui à offert de séjour en séjour, de ville en ville un véritable parcours initiatique, avec cette opulente rigueur instaurée par les grands ordres religieux durant le Quattrocento et dans la période qui le précéda. Quand elle travaille, elle construit, et toujours sur un socle solide, alliant le meilleur de la rigueur à la permissivité de la fantaisie. Ce paradoxe ludique, on en trouve les signes dans son interprétation de l'art précolombien, où la nature luxuriante, le monde animal et les dieux s'interpellent, se répondent, dans un symbolisme onirique porté au maximum de sa charge. Il ne s'agit pas là de la déclinaison d'une quelconque capitalisation touristique, mais d'une appropriation fructueuse, où la projection des saisons, des jours et des nuits, de la paix et de la guerre, des récoltes et du vent se détaillent en profusion d'attributs et de regards.
Carole Caterina Mufraggi revêt la tenue du passeur, passeur de mémoire, passeur de passion. Elle nous fait visiter son musée personnel (rappelons à ce propos que le mot 'mosaïque' a la même origine étymologique , comme ornement privilégié des lieux dédiés aux muses...), celui des Botteghe italiennes et des solitudes andines, celui où l'Amazone, le Tibre et l'Arno sont de la même eau, celle qui apparie le divin et l'humain, qui baptise la création dans l'ombre du créateur. Dans ses « exercices d'admiration », pour utiliser un titre de Cioran , Carole Caterina Mufraggi nous fait dialoguer, entre allusions stylistiques et emprunts explicites, avec Léonard de Vinci comme avec Giotto, avec Carlo Crivelli comme avec Fra Angelico, et tant d'autres... Grâce à ces intercesseurs, elle exprime ce qui est en elle. Une inventivité qui s’appuie sur une culture, voilà comment on pourrait tenter de résumer en partie son œuvre. Elle ne fait pas que laisser libre cours au télescopage des époques et des matières, mais elle rend celui-ci encore plus troublant par l’esprit de géométrie qui le canalise et le discipline. Fascinant. Et cela d'autant plus que Carole Caterina Mufraggi, selon une expression populaire, possède l'art et la manière. Celui qui s'arrête devant une de ses compositions ressent que l'artiste pourrait sans difficulté explorer d'autres vecteurs d’enthousiasme, d’autres déterminations formelles quitte à travailler pour des mécènes, pour la commande privée ou publique, comme le faisaient jadis les plus célèbres de ceux dont elle se revendique.
JACQUES RENUCCI